jeudi 12 mai 2016

Le droit Talmudique, par François-Xavier Licari



Le droit talmudique, par François-Xavier Licari


Les ouvrages sur le droit hébraïque en langue française sont très peu nombreux; de plus, ils sont en général difficiles d'accès. L'ouvrage de François-Xavier Licari est une heureuse exception. Cet essai, qui paraît dans la collection "Connaissance du droit" des éditions Dalloz, se propose d'introduire le lecteur à la genèse, aux sources et aux structures du droit hébraïque.

Le droit hébraïque (traduction française de michpat 'ivri) est certainement un des droits les plus anciens encore en existence. Ce seul fait suffit à rendre nécessaire de délimiter pour le lecteur les fondements de ce droit et ce que son étude contemporaine vise. Outre son caractère massif du point de vue historique qui rend délicat toute synthèse, il y a, nous semble-t-il, deux difficultés majeures dans l'étude du droit hébraïque. La première est l'importance décisive, acquise au cours des siècles, du Talmud. Corpus extrêmement dense et réputé difficile d'accès, violemment contesté par la doctrine chrétienne historique du Moyen-Âge jusqu'au vingtième siècle pour des raisons théologiques, puis par les Lumières depuis l'époque moderne qui lui reprochent son obscurantisme, le Talmud est bel et bien le fondement du droit hébraïque depuis plus de mille ans. La deuxième difficulté réside dans le fait que le Talmud est une discussion sur plusieurs siècles, et en réalité, une dialectisation de la loi et en particulier de la Michnah, le recueil de lois tannaïtiques de Rabbi Yehoudah ha-Nassi. Le Talmud ne représente donc pas la forme aboutie du droit hébraïque, mais il en est la source dialectique fondamentale. Aucun code de loi, même ceux de Maïmonide ou de Rabbi Yossef Caro, n'ont pu prétendre à tel statut. Par conséquent, le développement post-talmudique du droit hébraïque incorpore à la fois une grande versatilité de l'interprétation légale, liée à l'autorité du Talmud comme source dialectique, et la nécessité de consolider les arrêtés légaux post-talmudiques[1].

L'auteur consacre le premier chapitre à définir l'étude du droit hébraïque comme objet d'étude, chapitre au cours duquel il place le Talmud au centre de son essai et justifie le terme « droit talmudique » qui est le titre de l'ouvrage.  Il affirme clairement tout au long de l'ouvrage que l'objet de son étude est d'inviter le droit comparé à s'intéresser au droit hébraïque. Pour cela, une étude scientifique du droit hébraïque est nécessaire, qui tienne compte de ses spécificités historiques, religieuses et sociales – ces trois composantes étant fortement entrelacées – et qui puisse en dégager quelques lignes de force directrices contemporaines.

L'ouvrage entre dans le vif du sujet en tentant de définir le droit talmudique comme ordre juridique religieux (Chap. 2). L'auteur en rappelle, à juste titre, la difficulté. Le droit religieux n'est pas une donnée naturelle (dans la tradition religieuse juive, l'existence de tribunaux est une obligation noahide, c'est-à-dire un commandement universel; dans la tradition philosophique séculière, le tribunal témoigne généralement de la fin de l'état de nature) ni même acquise une fois pour toutes (l'auteur donne comme exemple l'article 371 du code civil français – laïc – qui reproduit quasi-verbatim le cinquième des « dix commandements » du Décalogue), mais le fruit vivant de l'intellect humain (p. 10). Trois critères principaux sont convoqués pour tenter de cerner le droit talmudique: ses sources, son champ d'application, son mode opératoire. Si les sources premières du droit talmudique sont incontestablement la révélation au Sinaï et l'origine divine de la loi, il nous faut reconnaître que ces sources sont sous-entendues plutôt qu'opérantes dans le domaine du droit. Le mot "révélation" est d'ailleurs sans équivalent biblique, les termes gilouï ou hitgalout étant en fait des traductions tardives (post-bibliques); la justification théologique de Maïmonide est encore plus tardive. De manière plus générale, la conception théologique d'une révélation parfaitement inclusive qui contiendrait toute la loi écrite et toute la loi orale, encore à naître, ne se développe qu'au Moyen-Âge, probablement en réaction à d'autres théologies en constitution[2]. Quoi qu'il en soit, la théologie n'a jamais empêché les décisionnaires de s'opposer entre eux parfois très vivement. Le droit requiert une forme d'indécision théologique sans laquelle le débat légal humain serait impossible. Les conclusions du débat légal constituent la halakhah, la loi juive, que nous décrivons, depuis la fin de l'antiquité grecque, comme normative. Il n'est pas évident de savoir jusqu'à quel point nous sommes sous l'influence du monde contemporain (en particulier scientifique) lorsque nous percevons la halakhah comme système, ou en tout cas, comme convergente vers un système. Il y a une cohérence de la halakhah, comprise et déclinée sous différents modes par l'ensemble des acteurs du droit talmudique. Il est moins aisé d'en définir un système ou d'en dégager des principes directeurs[3]. Le champ d'application est en apparence plus aisé à distinguer de celui du droit séculier: le champ d'application de la halakhah est l'ensemble de l'existence humaine et aucune question humaine, qu'elle concerne le passé, le présent ou le futur, ne lui est étrangère. Mais là encore, comme le rappelle l'auteur, la halakhah déborde le cadre normatif puisqu'elle vise, au-delà de la norme, l'élévation de l'âme (p. 41). Dans le langage midrachique[4], « les commandements n'ont été donnés que pour que les créatures se raffinent grâce à eux[5]. » Le législateur divin n'a pas d'intérêt à tel ou tel détail légal (« En quoi cela importe-t-il au Saint, béni soit-il, que l'abattage rituel se fasse par le cou ou par la nuque[6] ?»), il est intéressé par l'homme qui lui répond. Cet argument suffit-il à distinguer le droit talmudique du droit séculier ? Le droit séculier ne peut-il revendiquer d'autres sources philosophiques ou morales qui revendiqueraient un champ d'application aussi large que le droit religieux ? Il reste que sur le plan du droit hébraïque, certaines questions ont une résolution sur le plan légal humain, mais non sur le plan divin: dans le langage talmudique, patour midiné adam ve-`hayav bediné chamayim. Un homme peut être quitte dans le champ de juridiction humaine et non dans celui de la juridiction divine. Un exemple connu déjà depuis l'antiquité est celui du médecin qui agit dans l'intention de soulager le patient et provoque son décès[7]. Il existe ainsi des situations où la trichotomie classique des positions juridiques (requis, interdit, permis) n'est pas pertinente pour rendre compte de la typologie des situations de droit (p. 43). L'auteur donne ainsi l'exemple du principe lifnim mi-chourat ha-din, que l'on traduit par « au-delà des bornes strictes de la loi », lequel un tribunal peut paradoxalement soutenir et faire appliquer dans certaines circonstances. Nous pourrions aussi citer le principe halakhah hi ve-eïn morin ken, que l'on pourrait traduire par « telle est la loi mais nous ne l'enseignons pas (publiquement[8]) ». C'est-à-dire que bien qu'un point de vue soit correct et permette en réalité une certaine activité, on ne l'enseigne pas. Ceci indique que le droit hébraïque témoigne d'une grande sensibilité à l'égard de la communauté dans lequel il s'applique et par conséquent varie d'une communauté à l'autre.


Le troisième chapitre ainsi que le cinquième chapitre reviennent aux sources et à l'herméneutique du droit talmudique de manière quelque peu plus approfondie. Là encore il semble délicat de proposer une synthèse. L'auteur propose de classifier les sources en cinq catégories: la révélation, la législation rabbinique et communautaire, l'usage (minhag), la logique (sevara), le cas (ma'asseh).  Cette classification ne reflète pas un ordre chronologique ni même un ordre théologique. Pourtant, ces catégories sont aussi passées par l'eau et le feu de l'histoire hébraïque et il eût été intéressant de les analyser dans leur perspective historique. En premier lieu, l'auteur montre que la révélation, si elle est bien une source du droit hébraïque, se comprend dans la littérature rabbinique comme une co-présence, un partenariat qui invite l'homme à prendre une part active dans la juridiction divine (p. 55). Toutefois, il faut indiquer que le développement de cette juridiction résulte de la volonté de la préserver, d'où le déploiement d'une herméneutique. Ce double mouvement, dans lequel la préservation implique le renouvellement, se retrouve dans les taqqanoth (ordonnances) et les gzéroth (décrets), qui servent de barrières autour de la Torah et en même temps se joignent intimement à la Torah orale jusqu'à en faire partie intégrante. Ces ordonnances et ces décrets dépendent grandement du tissu social dans lequel il s'applique, et pas uniquement de la société juive. Les circonstances des taqqanoth de Rabbeinou Gerchom, en particulier l'abolition de la polygamie dans le monde achkénaze, font encore l'objet de débats très vifs entre les spécialistes. Faut-il y voir une influence de la société environnante (chrétienne), une conséquence du développement géographique du commerce (les marchands s'absentant pendant des périodes très longues en-dehors de leur foyer, les rendant suspects de polygamie non déclarée) ou plutôt une normalisation d'un état de fait qui existait déjà depuis des siècles ? Il semble que déjà à l'époque talmudique, la polygamie était peu courante parmi les Juifs. Si tel est le cas, cette taqqanah serait venu rendre explicitement contraignant un usage plutôt répandu – la monogamie. De ce point de vue, la taqqanah a un rapport avec le minhag, l'usage[9]. Comme dans les autres droits, le droit hébraïque reconnaît « la capacité de l'habitude collective à créer des normes » (p. 58). Ceci rend le minhag (au sens collectif du terme) particulièrement délicat à cerner. L'auteur développe l'exemple tout à fait éclairant du qiniane, que l'on peut traduire par mode d'acquisition ou transfert acquisitif (p.59-61). Les conditions de qiniane décrites dans le Talmud ont par principe vocation à être clairement définies en fonction des domaines des partis respectifs. Les situations humaines impliquent des relations complexes de transfert de propriété où l'acheteur n'acquiert pas un objet ou un document simplement en le retirant du domaine du vendeur et en le transférant dans son domaine à lui. Sans déplacement de l'objet en-dehors du domaine du vendeur, l'apposition d'un sceau identifiant l'acheteur suffit-elle à rendre valide l'acquisition ? L'un des partis peut-il se rétracter et si oui, à quelles conditions ? Un ustensile appartenant à l'acheteur placé dans le domaine du vendeur peut-il recevoir un objet ou un document qui y est déposé avec effet immédiat d'acquisition pour l'acheteur ? Toutes ces questions qui sont amplement débattues dans le Talmud et dans la littérature post-talmudiques sont sujettes aux coutumes locales reconnues et observées. Là l'importance du minhag est capitale, ainsi l'usage marchand peut écarter le droit talmudique (p. 59). Toutefois, il convient d'ajouter que le droit talmudique « reprend ses droits » dans le cas où l'usage marchand est susceptible d'enfreindre une règle de la Torah, notamment dans le cas interdit d'un prêt à intérêt ou même d'un soupçon de prêt à intérêt[10]. La quatrième source citée par l'auteur est la logique (sevara) dont la définition et l'application paraissent très large: une idée qui ne repose sur aucun texte, c'est-à-dire ni sur un verset ni sur la Michnah ni sur la Braïtha (p. 61). L'essentiel retenu ici par l'auteur est le fait que la logique revêt une force obligatoire et la même autorité que la Torah. En effet, de nombreux cas essentiels, notamment l'obligation de se laisser tuer plutôt que de commettre un homicide (en-dehors du cas de légitime défense), sont décidés dans le Talmud par sevara. Dans ce sens, l'auteur entend la sevara de manière universelle: une vérité logique atteinte par le raisonnement humain s'impose à tout être qui est capable de ce même raisonnement, d'où le caractère contraignant en droit. Cette approche est à vrai dire plus délicate à cerner qu'elle n'en a l'air: un raisonnement qui est vrai, même s'il n'est pas élémentaire, devrait aussi s'imposer à tous. Se pose donc la question de la familiarité avec les axiomes sous-tendant le raisonnement.
Aussi, bien qu'en apparence, la sevara consiste donc en une forme élémentaire de logique, évidente et accessible à tous, il n'est pas clair quel rapport la logique ainsi définie entretient avec l'herméneutique[11] auquel l'auteur consacre plus loin un chapitre entier (chapitre 5)[12]. Il n'en demeure pas moins que la sevara occupe une place fondamentale comme source du droit hébraïque, défendue en particulier par Maïmonide. Le ma'asseh est à l'autre extrêmité du champ des sources: il s'agit d'une situation vécue, de laquelle une règle ou un principe a été déduit, soit à la suite d'un jugement rendu soit par le témoignage d'un comportement ou d'un acte adopté par un sage ou toute personne reconnue comme une autorité en matière de halakhah (p. 63)[13]. Clairement distinct de la sevara, le ma'asseh ne se confond pas avec le minhag, car la règle est ici déduite d'une situation individuelle. La littérature des responsa (cheéloth ou-techouvoth), qui est post-talmudique, complète et pérennise les règles déduites du ma'asseh.

Le quatrième chapitre, qui est le plus long de l'ouvrage,  est consacré à l'autorité halakhique, le cœur du judaïsme rabbinique. Résumer deux mille ans de judaïsme rabbinique est certes une gageure, tant la dynamique mêlant Torah écrite et Torah orale est subtile. L'auteur en présente quelques jalons. A partir d'Ezra, le droit est centralisé par le Temple et le Grand Sanhedrin qui est la cour de justice centrale. Le rôle de Chammaï et de Hillel, deux figures centrales de l'époque du Second Temple, et l'antagonisme entre leurs écoles, dans la formation ultérieure de la halakhah est relevé par l'auteur qui note également: « La division prit parfois un tour dramatique et n'aurait probablement pas pu durer sans aboutir à un schisme » (p. 73). Les sources talmudiques (Talmud de Babylone, Chabbath 17a; Talmud de Palestine, Chabbath 1:4 (3c)), ainsi que les documents de la Gueniza du Caire, témoignent chacune à leur manière de la bataille, au sens propre, entre les élèves de l'école de Chammaï et de l'école de Hillel. L'auteur indique qu'ultérieurement, « Gamaliel II entreprend de restaurer l'uniformité de la halakhah ou à tout le moins de définir ou de redéfinir les paramètres de l'autorité halakhique, en l'absence d'un Temple qui ne put jamais être reconstruit. » (ibid.) A la suite des écoles de Chammaï et de Hillel, la controverse rabbinique (ma'hloqet) se développe grandement et plus tard encore, à l'époque romaine, son développement ajoutera à l'incertitude politique. Remarquons toutefois que concernant le droit civil, nous ne disposons presque pas de matériel légal des écoles de Chammaï et de Hillel (la quasi-totalité des débats entre les écoles de Chammaï et de Hillel concerne les lois rituelles)[14]. Le rôle des sages postérieurs, notamment de Gamaliel II, méritent d'être étudié à cet égard.

Ce que l'auteur appelle droit pré-rabbinique n'est pas tout à fait clair. Concernant le Sanhedrin et le Temple, nous pourrions presque dire que le judaïsme rabbinique classique commence à exister à proprement parler lorsque ces deux institutions perdent de leur influence et finissent par disparaître. L'autorité morale du Sanhedrin est préservée au moment où il devient évident qu'il ne pourra pas être reconstitué, de même que les rites du Temple seront mémorisés et discutés longtemps après sa destruction. Cela étant, même ces affirmations méritent d'être nuancées pour au moins deux raisons, toutes les deux amplement documentées dans les sources traditionnelles. En premier lieu, le droit rabbinique (spécifiquement le midrach halakhique, l'interprétation légale des textes bibliques) a déjà acquis une dynamique propre avant la fin du Sanhedrin. Dès l'époque de Hillel, les protagonistes diffèrent seulement quant au champ d'applications du Midrach[15]. En second lieu, les sources traditionnelles elles-mêmes indiquent une défiance rabbinique envers la prêtrise et le pouvoir bien avant la destruction du Temple[16]. D'un côté, cette défiance (ou au mieux indifférence) a permis la survie du judaïsme rabbinique et le développement du droit talmudique; de l'autre, elle a rendu plus multiforme le droit rabbinique.

Un moment décisif est la compilation orale de Rabbi Yehoudah Ha-Nassi, la Michnah, aux alentours du deuxième siècle. La Michnah de Rabbi s'impose à l'ensemble du monde juif et va être étudiée presque avec la même casuistique, avec le même souci de chaque détail que la Bible. Ce mouvement appelle une analyse et une discussion approfondies des sources qui prendront la forme des deux Talmuds, Talmud de Palestine (ou de Jérusalem) et Talmud de Babylone, puis plus tard des codifications légales. Puisque ces mouvements constituent la base de l'autorité du droit, comment s'opèrent-ils ? L'auteur propose l'idée intéressante suivante, basée sur une comparaison avec le droit français (p. 80):

S'il fallait tenter une comparaison, elle serait faite avec la « juris-prudence constante » du droit français: un glissement discret du statut d'autorité persuasive au statut d'autorité contraignante.

Le sage investi de l'autorité halakhique dispose d'un pouvoir législateur, tempéré dans les faits par ce qu'une communauté est en mesure d'accepter. Ce pouvoir est celui décrit par la Torah elle-même, « Tu agiras selon les instructions qu'ils [les sages] te donneront » (Deutéronome 17:11), de sorte que même l'ordonnance rabbinique, puisqu'elle est ancrée dans la Torah écrite, a en principe une portée deoraïta. De ce point de vue, la distinction entre commandement rabbinique (derabbanan) et commandement de la Torah (deoraïta) s'estompe (p. 94-95).  Cette situation a été universellement considérée comme le fondement du droit hébraïque pendant des siècles.

Pourquoi ce paradigme de l'autorité rabbinique a-t-il été remis en question il y a environ deux siècles ? L'ouvrage de F.X. Licari n'apporte pas de réponse à cette question et sous-entend que la crise séculière (l'émancipation progressive des Juifs comme citoyens individuels d'états constitués ou se constituant) qui a secoué de plein fouet le monde juif au XIXe siècle est d'une nature radicalement différente de toutes les crises précédentes. Les différentes « réactions » à cette crise sont classées par l'auteur en quatre catégories: le judaïsme réformé, l'orthodoxie, l'ultra-orthodoxie et le sionisme religieux.  F.X. Licari voit dans le judaïsme réformé un « véritable changement de paradigme» dans la mesure où « la halakhah, de système juridique puisant sa source dans la Torah, est devenue un système moral ou éthique s'abreuvant aux sources d'une philosophie universaliste et séculière » (p. 108). S'il y a des arguments pour soutenir une telle position, il faut alors remarquer que le conflit est asymétrique entre morale et halakhah et que toute résolution de ce conflit, dans un sens ou dans l'autre, reste fondamentalement problématique. De plus, à partir de l'Emancipation, tous les Juifs sont progressivement devenus des acteurs des états séculiers dans lesquels ils vivent, donc s'abreuver aux sources d'une philosophie universaliste et séculière ne caractérise pas plus les Juifs du judaïsme réformé que les autres Juifs.

En définissant (p. 109) la néo-orthodoxie à la fois comme adhérant strictement à la halakhah, combattant le judaïsme réformé et proposant de s'intégrer à la société au sens large (en l'occurrence germanique), l'auteur donne une définition extrêmement souple et quelque peu contradictoire de la néo-orthodoxie. La halakhah, au sens classique du terme, ne pouvait que s'opposer à une intégration dans la société non-juive (largement considérée comme idolâtre). L'interdiction d'avoir recours à un tribunal non-juif est un exemple. Or cette interdiction se heurte au XIXe siècle à la centralisation du dispositif juridique dans les états modernes. De ce point de vue, la néo-orthodoxie faisait elle aussi l'expérience de la perte du pouvoir juridique et y réagissait, tout comme le judaïsme réformé. L'émancipation politique des Juifs, sur le plan individuel, en tant que citoyens d'états (à distinguer du sionisme politique), était à ce prix. Nous ne pouvons donc pas partager la conclusion de l'auteur selon laquelle la néo-orthodoxie ne représente pas un changement de paradigme de l'autorité rabbinique. Dans les pays d'Europe de l'est, la concentration des pouvoirs étatiques était à un degré moins avancé qu'en Allemagne ou la France, de sorte que les communautés juives purent préserver plus longtemps leur système juridique indépendant. L'orthodoxie fut une réaction aux changements politiques, c'est-à-dire à l'organisation politique de l'état moderne, réaction dont l'intensité était fonction du degré de liberté juridique dont les communautés disposaient. Il n'était donc pas étonnant que l'orthodoxie orientale s'opposât à la néo-orthodoxie allemande.  Dans la mesure où les communautés juives d'Europe vivait une situation sans précédent, le principe dina demalkhouta dina (la loi du royaume est la loi) ne pouvait s'appliquer dans son acception classique. Ce principe va donc recevoir, à l'époque moderne, une acception maximale de façon à permettre la perpétuation des communautés juives en exil tout en maintenant l'épine dorsale de la halakhah (pp. 157-166), même si en France en particulier, « l'Emancipation, le grand Sanhedrin instauré par Napoléon (1806) ont réduit le droit talmudique à la portion congrue et la loi du royaume à la part du lion » (p. 167). L'ultra-orthodoxie, qui est une forme de séparatisme moderne, vise à perpétuer l'indépendance juridique juive. Selon elle, seule une séparation aussi étanche que possible avec la société séculière est en mesure de préserver l'indépendance halakhique. L'ultra-orthodoxie fonctionne au prix, pour ses membres, d'une soumission croissante au da'at torah et de la censure, elle aussi croisssante, des opinions dissidentes. L'ultra-orthodoxie est effectivement devenue une orthodoxie au sens étymologique: même une opinion qui n'a pas d'incidence halakhique entre dans le champ de compétence du da'at torah et peut être frappée d'interdit. Comme l'auteur l'observe (p.110-113), il y a là aussi un changement radical par rapport au fonctionnement de la communauté juive historique.

Il existe des arguments pour soutenir que le sionisme religieux n'est pas en soi une réaction à la crise apportée par l'Emancipation. En particulier, il précède l'Emancipation. Mais le poids politique des communautés juives montées en Erets Israël avant l'époque moderne est faible. Le sionisme politique, en tant que mouvement d'émancipation nationale, rompait avec l'attitude traditionnelle qui rejetait l'autonomie politique juive aux temps messianiques. En particulier, la question du droit hébraïque, malgré quelques tentatives notables (dont la société pour le droit hébraïque, créée après la première guerre mondiale) qui refleurissent aujourd'hui sous différentes formes, n'a jamais été prioritaire dans la perspective sioniste politique. Le rav A. I. Kook, et les diverses personnalités du courant mizrahi, demeurent des exceptions de l'heure. Le fait que l'on invoque encore aujourd'hui le heter mekhirah du rav Kook (la permission de la vente des terres l'année chabbatique pour contourner l'interdiction de la cultiver pendant l'année de la chmittah), qui était une hora'at cha'ah, une instruction d'urgence (qui d'ailleurs fut âprement combattue), est précisément révélateur de l'absence de consensus halakhique sur ce sujet. Il est vrai que se développent actuellement des tentatives sérieuses de concilier l'agriculture moderne aux lois de la chmittah, notamment par l'institution du otsar beth din, mais toutes les difficultés n'ont pas encore été résolues, loin s'en faut. De manière générale, les questions halakhiques que soulève l'état d'Israël sont considérables. Pour ne rappeler qu'un autre exemple qui affecte des millions de personnes, les banques israéliennes fonctionnent comme toutes les autres banques au monde et prélèvent des frais et des intérêts sur les comptes personnels qui sont débiteurs. De l'avis de tous les décisionnaires (Aharonim inclus), il s'agit d'un interdit deoraïta. (Dans le cas de comptes professionnels, cet interdit est évité grâce au héter iska, ce qui n'est pas le cas des comptes de particuliers.) Certains auteurs ont même argumenté, sans qu'on puisse les soupçonner d'être partisans de l'ultra-orthodoxie anti-sioniste, que c'est dans l'état d'Israël que la coexistence du droit hébraïque et du droit étatique (en l'occurrence israélien) est la plus difficile.

Le dernier chapitre de l'ouvrage concerne précisément le droit talmudique face au droit des nations. Le pluralisme juridique, au sens strict du terme, c'est-à-dire la coexistence du droit talmudique avec celui de l'état, cesse progressivement en Europe dans le siècle qui suit la révolution française. La relative autonomie des tribunaux (batei din) est combattue sur le plan politique et décline constamment au XIXe et XXe siècle. S'il est vrai que même en l'absence de juridiction juives autonomes, les communautés juives ont traditionnellement préféré l'arbitrage rabbinique pour les affaires civiles (p.139), il faut comprendre qu'à partir de l'Emancipation, ce qui était auparavant absolument obligatoire (le din torah) car aucune alternative n'était concevable pour la majorité des Juifs (la plupart des Juifs n'aurait pas eu recours à un tribunal non-juif), devient un choix. L'arbitrage devient une réalité parmi d'autres de l'état libéral, c'est-à-dire un choix personnel auquel l'individu choisit librement de s'astreindre. On conçoit dès lors les remaniements qu'il opère dans le tissu social de la halakhah. De nos jours, une femme agounah (dont le mari refuse ou est dans l'impossibilité de remettre le guet, le libelle de divorce) qui vit en Europe a parfaitement conscience que dans la juridiction du pays dans laquelle elle vit, la décision de divorcer est symétrique en droit, contrairement au droit talmudique encore en vigueur. Elle choisit (ou non) de s'astreindre au droit talmudique en attendant de recevoir le get ou de trouver une solution dans le cadre du droit talmudique. Le droit français, bien que laïque, reconnaît ce type de situation[17]. De manière générale, il nous semble que le droit français, comme le droit anglo-saxon considère que le fait religieux relève du libre choix individuel. L'arbitrage rabbinique est aujourd'hui aussi un choix. Nous ignorons sur quoi se fonde l'auteur lorsqu'il écrit (p.139): « Après une longue période de déclin, l'arbitrage rabbinique connaît ces dernières décennies une véritable renaissance. » Quelles sont les communautés véritablement concernées ? La question est de savoir si cet arbitrage se développe en-dehors du monde de l'ultra-orthodoxie. (Il semble que c'est le cas au Maroc.) De plus, le Chambre d'arbitrage rabbinique en France fonctionne dans la capitale à Paris sur le modèle jacobin, centralisé, qui représente un changement substantiel par rapport à l'arbitrage classique (avec ou sans beth din) qui est par définition local. Nous connaissons plusieurs cas en France où un tel arbitrage n'a pas pu avoir lieu en raison de la nature locale du différend[18]. A nos yeux, le caractère local de l'arbitrage revêt une importance cruciale. Néanmoins les outils de l'arbitrage rabbinique existent et continuent de se développer dans les tous les pays du monde où les Juifs vivent et en particulier en terre d'Israël[19].

L'ouvrage de F.X. Licari réussit, en un peu plus de 150 pages fort accessibles et utilement accompagnées d'un glossaire, d'un index et d'une sélection de références pour chaque chapitre, à proposer un tour d'horizon du droit talmudique et à montrer sa richesse et sa pertinence depuis sa genèse jusque dans le monde d'aujourd'hui.

FDW





             


[1] La versatilité de l'interprétation (qui ne signifie pas pour autant que toute interprétation légale est recevable) est aussi liée aux conditions socio-historiques de l'exil. Si la diaspora a contribué au pluralisme relatif des décisions légales, au moins après l'affaiblissement de l'académie babylonienne, elle n'explique pas à elle seule la virtuosité interprétative des décisionnaires.
[2] Le Bris des Tables, David Weiss Halivni, Ed. Wolfowicz, 2015: Chapitre 3. Voir aussi Eliezer Berkovitz, Not in Heaven: The Nature and Function of Halakhah, Ktav Publ., 1983.
[3] Eliezer Goldman (1918—2002) fut semble-t-il le premier penseur juif à avoir explicitement posé la question en termes généraux. En créant le néologisme "méta-halakhah", il mit l'accent sur l'existence de principes implicites dans la direction du développement de la halakhah. A la différence de la conception développée par le rav J. Soloveitchik par exemple, ces principes ne sont pas purement internes à la halakhah, mais incorporent des données socio-historiques relatives à l'ensemble de la collectivité qui s'y soumet. La source de base est une conférence d'E. Goldman, Yessodoth meta-hilkhati'im lahakhra'ah ha-hilkhatith [Fondements meta-halakhiques à la décision halakhique], qui est transcrite et enrichie de ses notes dans 'Iyounim 'hadachim bephilosophia chel ha-halakhah, ed. E. Ravitzki et A. Rozenk, Magnes, Jérusalem, 2008.
[4] Berechit Rabbah, 44:1.
[5] Lo nitnou hamitsvoth ela letsaref bahem eth ha-brioth.
[6] Berechit Rabbah, ibid.
[7] Les questions sous-jacentes sont évidemment très complexes et se ramifient en fonction de la connaissance et de l'action du médecin, curative ou palliative.  Les différents droits ont donné des réponses parfois très différentes; on notera par exemple que le droit perse et le droit grec antique s'opposent nettement sur la responsabilité pénale du médecin. Le cas qui nous intéresse ici est le cas où la négligence du médecin est hors de cause et où le principe cité est susceptible de s'appliquer.
[8] Les Richonim comprennent en général ce principe dans ce sens, mais les cas dépendent largement du public, voire de l'individu, auquel la loi s'adresse.
[9] Et parfois l'usage contredit la loi. Lorsque l'usage contredisant la loi est extrêmement répandu, la question se pose de savoir quelle direction prend le droit. Bien que l'auteur écrive qu' «un usage contra legem ne peut acquérir de force normative » (p.59), il existe des cas où l'usage s'est imposé contre la loi. Dans cette situation, les sages du Talmud et postérieurs au Talmud interprètent le verset `et la`assoth lachem hafrou toratekha,  (Psaumes 119) comme signifiant la nécessité de trouver un moyen de permettre une action auparavant interdite afin de préserver le noyau essentiel de la Torah considéré comme plus important. (L'exemple classique de la mise par écrit de la Torah orale, interdit avant la Michnah, ne semble pas lié à une pratique collective violant l'interdit mais à la crainte de perdre les enseignements de la Torah orale.) Le prozboul (moyen légal de rendre permissible le recouvrement d'une dette après l'année chabbatique de la terre, laquelle a normalement pour effet d'annuler les dettes), dû à Hillel l'ancien, répond à ces deux critères (usage répandu enfreignant la loi et principe de `et la`assoth lachem):  le texte talmudique dit euphémistiquement que les gens refusaient de prêter à l'approche de l'année chabbatique par crainte de n'être pas remboursés, cependant la réalité sociale indique que les créanciers et débiteurs préféraient violer l'abolition des dettes de l'année chabbatique; Hillel a alors trouvé un moyen de légaliser le remboursement, après l'année chabbatique, d'un prêt qui n'a pas encore été remboursé avant l'année chabbatique, de sorte que la pratique courante ne soit plus sous le coup d'un interdit de la Torah. Il existe d'autres exemples post-talmudiques, en particulier à l'époque gaonique lors de l'expansion considérable du droit des affaires. Pour un exemple détaillé qui concerne aussi le droit musulman (le souftaja), voir M. Cohen, The "Custom of the Merchants" in Gaonic Jurisprudence and in Maimonides' Michneh Torah, pp. 95 sqq., in The Festschrift Darkhei Noam, The Jews of Arab Lands, ed. C. Schapkow et al., Brill, Leiden 2015.
[10] Ce qui arrive fréquemment en pratique et constitue souvent un défi juridique qui peut faire jurisprudence, comme en témoigne la littérature gaonique. Voir la note précédente.
[11] Le qal va'homer entre par exemple dans cette catégorie. Cependant, d'une part, il est sujet à des limitations indépendantes de la logique (par exemple, le fait qu'une peine ou une punition ne puisse être fondée sur ce principe) et d'autre part, seules certaines occurrences du qal va'homer sont fondées sur les axiomes de base de la logique. Voir plus bas notre propos sur l'herméneutique.
[12] Pour des raisons similaires, on est conduit à se demander pourquoi l'auteur ne cite pas les principes herméneutiques dans sa présentation des sources du droit talmudique. Ce type d'exégèse ne serait-il pas source du droit ? S'il ne nous paraît pas contestable qu'elle le soit, il faut aussi reconnaître qu'elle s'achève avec la période talmudique (il n'existe que très peu de conclusions légales post-talmudiques dans lesquelles l'exégèse du texte biblique joue un rôle).
[13] Parfois, cependant, le ma'asseh ne concerne pas un sage ni même un Juif (e.g., Qiddouchine 31a, le comportement de Dama ben Netinah est adopté par Maïmonide et le Choul'han 'Aroukh et a donc valeur normative).
[14] Alors qu'il est certain que Chammaï et Hillel, ne serait-ce qu'en leur qualité de vice-président et président du Sanhedrin, ont légiféré en droit civil. L'institution du prozboul (voir note 7) est un exemple.
[15]  Voir par exemple la réaction des Bnei Bateyra à l'exposition midrachique de Hillel (T.P. Pessahim 6:1).
[16]  On peut citer, parmi de nombreux exemples, la confrontation entre Chimon ben Chetah et le roi Yannaï (T.B. Sanhedrin 19a-b). Même dans le cas où elle ne serait pas historique (ce qui n'est pas évident), elle indique une forme évidente de défiance rabbinique à l'égard du pouvoir. On peut également citer la Michnah Avoth et l'omission évidente des cohanim (prêtres) dans la chaîne de la transmission de la tradition (1:1).
[17]  Le refus de délivrer le guet peut être sanctionné par les juges d'après l'article 1382 du code civil français. Du point de vue du droit rabbinique, il faut citer ici l'interprétation du Rambam (Michné Tora, Hilkhot Ishout, 14:8) qui s'applique ici, puisque par définition, le tribunal laïc ne saurait forcer le mari récalcitrant à écrire le guet mais peut lui imposer des dommages-intérêts au titre du préjudice subi par l'ex-épouse (encore épouse d'après le droit hébraïque). D'autres solutions existent, indépendamment de l'implication du tribunal non-juif.
[18] Dans deux cas, l'un des partis a renoncé à porter le différend devant la CAR, mais aurait accepté un arbitrage local au sein de la communauté, lequel n'a pas eu lieu non plus.
[19]  Où la densité des communautés juives rend bien entendu plus aisée l'arbitrage local.

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